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Contexte socio-culturel de l’apparition du bouddhisme

en Inde au Vè siècle avt JC

(ou "Aux racines du bouddhisme")

 

https://youtu.be/vVDM1sPsGv8

           

Il nous a semblé importantde commencer par ce sujet avant d'étudier la philosophie bouddhique proprement dite.

            En effet, on pourrait comparer schématiquement le bouddhisme à un grand arbre pluri-centenaire,pourvu de multiples branches, et implanté sur de solides racines. Son tronc représenterait le bouddhisme originel ou ancien, ses branches les diverses Ecoles bouddhiques, et ses racines, le contexte historique et socio-culturel de l'époque, qui a contribué à son apparition.

Sans ce contexte, cet environnement propices, le bouddhisme n'aurait sans doute jamais existé. Comme pourun arbre, il fautconnaître ses racines, pour avoir une vision d'ensemble dubouddhisme.

Après un bref rappel de l’histoire de l’Inde ancienne, nous verrons d’abord les divers courants spirituels en Inde à l'époque du Bouddha, ensuite leurs influences réciproques, ainsi que leurs divergences.

I) Rappel de l’histoire de l’Inde ancienne

L’une des plus vieilles civilisations urbaines du monde était celle de la vallée de l’Indus, située sur le côté nord-ouest de l’Inde (correspondant au Pakistan actuel), dont on trouve encore des vestiges à Harappa au nord, dans la région du Pundjab, c-à-d de l'Indus et de ses affluents, et Mohenjo-Daro au sud, dans la région du Sind.

Peuplée par les Dravidiens, à la peau foncée, qui étaient à la fois cultivateurs maîtrisant bien l’irrigation, et commerçants maritimes, cette civilisation déjà très évoluée (comme en témoignent des cités bien organisées, avec des rues à angle droit, des bains, un système d'évacuation d'eau remarquable) fut à son apogée entre 2600 et 1800 avt JC, puis s’effondra soudainement et mystérieusement, sans doute en raison de catastrophes climatiques (sécheresse, inondations), plutôt que sous le coup des invasions étrangères.

Peu de choses sont connues de cette civilisation, mais on la soupçonne d'être à l'origine de certaines traditions indiennes, dont nous reparlerons.

Le fait le plus marquant de l’histoire indienne ancienne fut l’invasion ou plutôt une arrivée par vagues successives, à partir du XVIIè s. avt JC, de peuples aryens du nom ārya (nobles) qu'ils se donnaient eux-mêmes, venus du nord-ouest, traversant l’Asie Centrale et l'Afghanistan, pour atteindre le nord-ouest de l'Inde.

Il s’agit d’un peuple semi-nomade, éleveur de bétail, à la peau claire, originaire probablement des abords de la mer Caspienne, et dont les branches migraient dans diverses directions, notamment vers l’ouest et le sud expliquant la dissémination et la diversification de la grande famille des langues indo-européennes.

En quelques siècles, les tribus aryennes envahissaient le Pundjab, le bassin de l’Indus, puis le bassin du Gange et le nord du Dekkan. Elles exerçaient leur domination en éliminant et en intégrant à la fois les peuples autochtones appelés dasa (c-à-d non-croyants et barbares, autrement dit esclaves).

La longue période historique qui allait de 1600 à 500 avt JC est appelée période (ou âge) védique, en raison de l’apparition des Veda, anciens livres sacrés de l’Inde.

Cette période est volontiers subdivisée en 3: précoce, moyenne et tardive.

Dans la période védique précoce (1600-1000 avt JC), où a été composé le Ṛg-Veda, le plus ancien des Veda, les Aryens étaient organisés en tribus, se combattant souvent entre eux, et menaient une vie semi-nomadique, combinant l’élevage et l’agriculture, et utilisant le troc. La société était relativement égalitaire, sans division en castes.

La période védique moyenne (1000-700 avt JC), et la période tardive (700-500 avt JC), parfois groupées ensemble, étaient caractérisées par une expansion géographique et économique, en même temps que de grands changements politiques et socio-culturels. Les tribus aryennes fusionnaient pour former des états monarchiques, ou s'appuyant sur des clans.

C'est là qu'apparut un élément essentiel de l’organisation sociale: le système de castes, ou varṇa (qui signifie couleur), qui allait se généraliser dans toute l’Inde et qui reste encore appliqué de nos jours, malgré son interdiction de discrimination dans la Constitution indienne.

Il s’agit d’une hiérarchisation de la société, divisée en 4 castes principales et de nombreuses subdivisions:

1- au sommet se situent les brāhmaṇa, c-à-d les prêtres

2- viennent ensuite les kṣatriya, c-à-d les aristocrates, les officiers dans l'armée

3- suivent les vaiśya, c-à-d les commerçants, les artisans

4- en bas se trouvent les śūdra, c-à-d les serviteurs, les paysans.

Bien entendu, les 3 premières castes sont réservées aux Aryens, la dernière aux Dravidiens.

Plus bas encore se trouvent les hors-castes, les paria ou intouchables, car considérés comme « impurs », vivant en marge de la société, condamnés à des basses besognes, comme l’incinération des morts.

Les castes sont définitivement fixées à la naissance et sans mixité possible. Le mariage entre castes différentes est proscrit, afin de préserver la soi-disante « pureté » du sang aryen. C'est ainsi que les candala, enfants nés de mère brāhmin et de père śūdra, sont aussi méprisés comme des intouchables.

Au cours de la période védique tardive, le centre politique et culturel de l’Inde se décalait à l’est, attirant davantage l’immigration venant du nord et de l’est. Le passage de l’âge de bronze à l’âge de fer facilitait le défrichage des forêts et le développement de l'agriculture, dans la plaine fertile du Gange, où s’édifiaient des cités et prospéraient l’artisanat, le commerce et les activités culturelles. Au 5è s. avt JC, on comptait en Inde quelques petites républiques, et 16 grands royaumes ou Mahājanapada, dont le Kosala et le Magadha, où vivait et enseignait le Bouddha.

 

II) Les courants philosophiques au temps du Bouddha

L’époque du Bouddha fut une période de grands changements économiques et sociaux, avec un bouillonnement philosophique particulier, un peu comme au temps de la Grèce antique.

On peut classer ces courants philosophiques en 3 groupes :

1- Le premier se référait aux Veda, les plus anciens textes sacrés de l’Inde, suivis par leurs prolongements, dont les Upaniṣad. Ils sont considérés comme śruti (c-à-d "ce qui a été entendu", autrement dit révélé par les dieux).

2- Le deuxième groupe était appelé orthodoxe, ou āstika (asti veut dire "c'est"), car il reconnaissait aussi l’autorité des Veda. C'était les 6 darśana: Sāṃkhya, Yoga, Vedānta, Mīmāṃsā, Nyāya, Vaiśeṣika; nous ne parlerons que des deux premiers, contemporains du Bouddha, les autres étant apparus plus tardivement.

3- Le troisième groupe était appelé hétérodoxe, ou nāstika (na asti veut dire "ce n'est pas"), car il ne reconnaissait pas l’autorité des Veda. Il s'agissait: du jaïnisme, du bouddhisme, du fatalisme, du matérialisme et du scepticisme.

1) Le Védisme et le brahmanisme

Lorsque les Aryens sont arrivés en Inde, ils avaient déjà leur tradition contenue dans les Veda et la croyance en leurs dieux, comme Mithra (qui est aussi un dieu iranien), Agni dieu du feu, Varuna dieu des eaux, Sūrya dieu du soleil Aux Dravidiens autochtones, ils firent connaître leurs dieux, et en même temps adoptaient aussi les traditions de ceux-ci, comme la méditation, le culte de la vache sacrée, du liṅgaṃ (symbole phallique) ainsi que probablement la réincarnation.

Les Veda (dont le nom vient de vid, qui signifie "voir, savoir"), sont apparus entre 1600 et 1000 avt JC, et composés de 4 recueils (ou Saṃhitā), transmis oralement en sanskrit archaïque appelé védique.

Ils étaient destinés à des fins rituelles, et récités lors des sacrifices: il s'agit d'hymnes en vers pour le plus ancien, le Ṛg-Veda, de formules en prose pour le Yajur-Veda, de chants pour le Sāma-Veda, et d'incantations magiques pour l’Atharva-Veda.

Certains hymnes sont des interrogations sur l’origine du monde empreintes de poésie mystique. En voici un extrait :

« Rien n’existait alors, ni visible, ni invisible. Où était cette enveloppe du monde? Où étaient ces profondeurs impénétrables de l’air? Il n’y avait point de mort, point d’immortalité. Rien n’annonçait le jour ni la nuit. Lui seul respirait, ne formant aucun souffle, enfermé en lui-même. Il n’existait que lui. » (Hymne 10).

A la période Védique moyenne, vers 1000-800 avt JC, sont apparus les Brāhmaṇa, contenant des interprétations théologiques des rites sacrificiels. Le sacrifice dépasse la signification d’une offrande aux dieux pour prendre un caractère métaphysique, avec la prédominance non pas de l’acte sacrificiel, mais de la formule rituelle qui l’accompagne, le brahman, dont le prêtre, du même nom brāhmaṇa, est le détenteur exclusif. En même temps, le sacrifice tend à devenir moins sanglant, avec des offrandes de fleurs, de fruits et d’autres biens, plutôt que des animaux.

En réaction au formalisme rituel excessif des Brāhmaṇa, sont apparus ultérieurement des recueils de spéculations philosophiques, les Āraṇyaka, composés par des ascètes solitaires de la forêt, et les Upaniṣad par des sages retirés du monde s’adonnant à la méditation, en quête d’absolu.

Les Upaniṣad (qui signifie "s'asseoir auprès de") sont les textes les plus importants, du point de vue philosophique, de l’Inde ancienne. On en dénombre une dizaine de majeurs, rédigés entre 800 et 500 avt JC, et une centaine de mineurs, rédigés beaucoup plus tard et constituant le Vedānta (c-à-d "conclusion des Veda").

Connus en Occident dès le début du 19è s., ils ont enthousiasmé le philosophe Arthur Schopenhauer qui les considérait comme « le produit de la plus haute sagesse humaine », et en faisait son livre de chevet.

Il s’agit de spéculations métaphysiques sous forme de poèmes, portant sur 2 thèmes principaux : la réincarnation (ou cycle des renaissances) et la réalité ultime.

a) Le cycle des renaissances

Doit son nom saṃsāra à la racine sar qui signifie "couler". Il s'agit de l'écoulement universel, une règle qui régit toutes les existences selon un cycle continu de vie, de mort et de renaissance.

Cette croyance en la transmigration des âmes, ou métempsychose, existait en fait également dans d’autres civilisations, notamment chez des philosophes grecs antiques, comme Pythagore et Empédocle. Celui déclarait: notamment « Car je fus, pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet dans la mer ».

D’après la croyance indienne ancienne, l’âme après la mort rejoint le monde des ancêtres, où règne Yama, le dieu de la mort. Cette vie se termine aussi, et l’âme renaît sur terre sous une autre existence, qui se conclut un jour par la mort, et ainsi de suite. Vie et mort alternent sans cesse. Ainsi était la forme ancienne du saṃsāra.

Surgit alors la question des facteurs qui déterminent la bonne ou la mauvaise renaissance.

La réponse trouvée par le brahmanisme et la plupart des écoles philosophiques indiennes, qu’elles soient orthodoxes ou hétérodoxes, est le karma, ou l’action individuelle de chacun, qui détermine suivant la loi de cause à effet, les caractéristiques de sa réincarnation. De bonnes actions conduisent à une réincarnation heureuse, de mauvaises actions à une réincarnation malheureuse.

b) La réalité ultime

Mais une autre condition exigée par les Upaniṣad est la connaissance. Seule la connaissance de la véritable nature des choses, de la réalité ultime permet la délivrance définitive du saṃsāra.

A la différence avec le Ṛg-Veda, pour qui il n’y avait à l’origine du monde ni l’être (sat) ni le néant (asat), les Upaniṣad considèrent qu’à l’origine seul l’Etre existait, unique, infini dans toutes les directions, situé en dehors de toute limite et de toute détermination. Appelé Brahman, il est éternel, indestructible, sans début ni fin, à la fois conscience et félicité. De lui proviennent toutes les choses, aussi bien les êtres vivants que les objets inanimés.

Une autre notion importante est l’ātman ou l’âme individuelle, le « soi » non pas psychologique mais métaphysique, isolé seulement en apparence car en réalité faisant partie d’un tout universel.

Voici deux passages des Upaniṣad: « L’âme des créatures est une, mais elle est présente dans chaque créature; à la fois unité et pluralité, comme la lune qui reflète dans l’eau ». « De même que d’un feu ardent sortent par milliers des étincelles pareilles à lui, ainsi naissent de l’être immuable toutes sortes d’êtres qui retournent à lui ».

L’ātman individuel est une parcelle de Brahman et finalement identique à celui-ci, d’où la célèbre formule: « tat tvam asi » (tu es cela). Les âmes individuelles réalisant cela, finissent par rejoindre l’âme universelle, « tels les fleuves qui rejoignent la mer ». 

Sur le plan philosophique et religieux, les Upaniṣad marquent un véritable tournant, le passage de la religion Védique à la religion brahmanique.

En effet, la religion hindouiste est composée de 3 phases: le Védisme qui correspond à la période des Veda, le brahmanisme à la période des Upaniṣad, et l'hindouisme proprement dit, à partir du Vedanta jusqu'à nos jours.

Alors que le védisme était plutôt polythéiste et ritualiste (utilisant des hymnes et chants, des formules magiques et des offrandes dans un feu sacrificiel), les Upaniṣad allaient dans le sens monothéiste et mystique, avec la quête de la fusion brahman-ātman comme principe suprême de l'univers.

Mais lorsqu’il s’agit de caractériser brahman et ātman, la réponse est toujours la même: « neti, neti! » (pas ci, pas ça!). Les Upaniṣad restent dans la sphère de la spéculation métaphysique, sans indiquer le chemin pratique de la délivrance.

Ainsi, le brahmanisme est une habile combinaison de deux théories d’essence et d’origine différentes: le saṃsāra, une vision cyclique et pessimiste du monde, née sans doute de couches populaires dravidiennes, et l’ātman-brahman,une vision linéaire et optimiste, promulguée par l’élite aryenne, notamment les prêtres brāhmaṇa.

La croyance au saṃsāra et au karma permet aux personnes des castes inférieures d’espérer une réincarnation en castes supérieures,  jusqu’à la caste des brāhmaṇa, d’où ils pourraient réaliser la fusion ātman-brahman. Ainsi se trouve conforté et pérennisé le système des castes, et maintenu l’ordre social et religieux imposé par les Aryens et les castes supérieures.

2) Le Sāṃkhya et le Yoga

Le Sāṃkhya, la plus ancienne de ces écoles, aurait été fondé par un personnage mythique, le sage Kapila. Reconnaissant théoriquement l’autorité des Veda, il s’agit en fait d’un système philosophique indépendant et élaboré, reposant sur une analyse rationnelle et logique.

Littéralement, son nom signifie « nombre », car il s’agit de dénombrer les composants de la matière et de l'esprit, au nombre de 25, dont la prakṛti, la matière fondamentale, et le puruṣa, l’âme, toutes deux éternelles, omniprésentes et diffuses. La combinaison de ces deux principes est à l’origine de tous les phénomènes matériels et psychiques du monde. La prakṛti est unique, inconsciente et active, alors que le puruṣa est innombrable, consciente et inactive.

Mais le Sāṃkhya ne reconnaît ni Dieu créateur ni d’autre cause externe qui puisse déclencher l’évolution de la matière fondamentale, qui est la seule cause de cette action.

Il y a une « méprise de l’âme (du puruṣa) » qui se sent assujettie, attachée à la matière.

C’est grâce à la « compréhension discriminante » par l’enseignement du Sāṃkhya, que celle-ci prend conscience de son indépendance vis-à-vis de la prakṛti.

Lorsque le karma d’une personne est complètement épuisé, son corps meurt et son âme libérée ne renaîtra plus jamais, unie aux autres âmes libérées, mais seule, sans corps et sans souffrance.

            Le Yoga est une méthode très ancienne utilisée depuis l’antiquité par toutes les traditions spirituelles indiennes, notamment par le Bouddha lui-même.

         Alors que le Sāṃkhya s’appuie sur la pensée rationnelle et logique, le Yoga est plutôt pratique, utilisant les exercices physiques et mentaux, reposant sur l’ascèse et la méditation.

         A la différence du Sāṃkhya, le Yoga reconnaît l’existence de Dieu, appelé Īśvara, mais qui n'est ni créateur du monde, ni tout puissant, simplement une âme supérieure, inaltérée par les souillures, l’ignorance et le karma. Rempli de compassion, il assiste les autres âmes dans leur effort de délivrance, et une fois le karma détruit, le puruṣa libéré de la prakṛti, il se sépare de l’âme libérée.

         3) Le Jaïnisme et les autres écoles hétérodoxes

         Ils ont pris naissance dans la tradition ancienne des śramaṇa (en pali: samana), qui a pris de l'ampleur à partir du 6è s. avt JC, dans les régions de l'est notamment au Maghada. Il s'agissait de gens qui, comme le Bouddha, ont renoncé à la vie familiale et sociale et adopté une vie de moine errant, vivant d’aumône, et se consacrant entièrement à la quête de la délivrance.

         Le groupe de śramaṇa le plus important était celui des Jaïns. Le jaïnisme (dont le nom vient de jina= vainqueur), était une doctrine hétérodoxe plus ancienne que le bouddhisme, et était dirigé par Mahavira, un contemporain plus âgé du Bouddha.

         D'après le jaïnisme, tout être vivant possède un principe vital (ou jīva), qui est par nature pur et éternel. Le but est de libérer le jīva du cycle de renaissance, en le délivrant de son incrustation de karma, sorte de matière subtile s’accumulant au fur et à mesure des actions, et générant chez l’individu joie et souffrance.

         On peut épuiser les karma par l’ascèse, lecontrôle de soi etl’observance stricte des règles de conduite, dont la non-violence (ahiṃsā) envers toute forme de vie. Lorsque tous les karma seront annihilés, toute activité cessera, et le jīva quittera le corps pour aller au sommet de l’univers où il demeurera pour toujours.

         Ce respect absolu de la vie impose à l'adepte Jaïn un mode de vie très strict: ainsi on le voit toujours porter un masque pour ne pas avaler par mégarde des insectes (et non pas pour se protéger du coronavirus!), ou balayer devant eux en marchant pour ne pas écraser des animaux.

         Un autre groupe, celui des « fatalistes » (Ājīvika), affirmait par contre que la destinée de tout être vivant était déterminée à l’avance par le nyati, une sorte de destin universel. De renaissance en renaissance, on devient un jour Ājīvika, un être spirituellement avancé, qui doit mener un ascétisme rigoureux, voire extrême jusqu’à la mort, le délivrant enfin de la dernière renaissance.

         Les écoles « matérialistes » (Cārvāka), avaient aussi une position extrême, mais seulement théorique. Pour elles, l’âme n’existe pas, ou bien disparaît après la destruction du corps. La vie, comme la conscience, n'est que le produit d'une combinaison de matières. Il n’existe pas de vertu ni de vice, pas de résultat d’action donc pas de karma, pas de vie après la vie donc pas de saṃsāra. Seul existe ce qui est directement perçu, et il ne sert à rien de rechercher, de réfléchir, puisqu’il n’y a aucune conclusion possible. La vie est donc faite pour en jouir, le temps qu’elle dure, puisque tout se termine par la mort, sans aucune continuation possible.

         Les « sceptiques » eux, ne nient pas tout mais ne s’engagent dans aucun point de vue, car selon eux toute connaissance est impossible, ce qui est une forme extrême d’agnosticisme.

III) Attitude du bouddhisme envers les autres courants philosophiques

         1) Comme réaction contre le brahmanisme

            En fait, le principal adversaire du bouddhisme en tant que système dominant et hégémonique, était clairement le brahmanisme.

On peut dire que, entre les deux composantes du brahmanisme, le saṃsāra et l’ātman-brahman, le Bouddha a fait un choix radical : il a gardé la notion de saṃsāra et écarté celle de l’ātman-brahman, en y opposant le « non- soi », anātman en sanskrit (anattā enpali), rejetant en même temps l’âme individuelle et l’âme universelle.

            De fait, le bouddhisme admet l’existence du saṃsāra et du karma qui sont étroitement liés, mais pour lui la délivrance du saṃsāra ne peut s’obtenir ni par des rites sacrificiels des Veda, ni par des spéculations métaphysiques des Upaniṣad.

Fait remarquable, au lieu de se fixer sur le saṃsāra comme la majorité des gens à l'époque, le Bouddha a pris comme centre et point de départ de sa doctrine dukkha, la souffrance universelle.

En effet, son premier sermon au parc des Gazelles a porté sur les 4 Vérités, c-à-d la souffrance, ses causes, son extinction et la voie qui y mène.

Le but de la vie n’est plus la délivrance (mokṣa) du saṃsāra, mais l'extinction de la souffrance (nirodha). C'est aussi une libération, puisque c'est la négationde rodha, qui veut dire « emprisonnement ».

On peut dire qu'il y a eu un véritable changement de paradigme, avec une vision différente du monde, conduisant à une nouvelle façon d'agir.

Et, bien que faisant partie de la caste des aristocrates kṣatriya, le Bouddha s’est opposé à l’hégémonie de la caste des brāhmaṇa, en rejetant les rites sacrificiels et spéculations métaphysiques, et en déclarant que la délivrance est accessible à tous, selon ses actes et ses efforts. « Ce n’est pas par la naissance que l’on devient un paria, disait-il. Ce n’est pas par la naissance que l’on devient un brāhmaṇa. Par ses actes l’on devient un paria, par ses actes l’on devient un brāhmaṇa (Suttanipata, I) ».

2) Vis-à-vis des autres courants philosophiques

Le Bouddha s’accorde avec le jaïnisme sur l’auto-délivrance par le contrôle de soi, ainsi que la non-violence, mais juge son ascétisme excessif et sa conception du karma trop rigide.

Il a été probablement influencé par l’analyse rationnelle des phénomènes physiques et mentaux du Sāṃkhya et la pratique de la méditation du Yoga.

Bien entendu, il ne pouvait pas accepter le fatalisme, qui ne faisait que nier toute liberté et responsabilité humaines.

Nous pouvons penser aussi que, dans une certaine mesure, il partageait avec les matérialistes la primauté de l’expérience vécue et l’absence d’un soi éternel, mais rejetait leur attitude nihiliste.

Enfin, vis-à-vis des sceptiques, il s’accordait sur le caractère inexprimable de la vérité, mais critiquait leur attitude passive qui en découlait.

En conclusion

La connaissance du contexte socio-culturel de l’Inde au Vè s. avt JC nous permet de mieux comprendre comment est née la philosophie bouddhique: comme un mouvement dissident, hétérodoxe, s'élevant contre l'orthodoxie et l'hégémonie du brahmanisme s'appuyant sur le système des castes.

On sait aussi que les notions de cycle de renaissances (saṃsāra), de karma, de délivrance n’étaient pas spécifiques au bouddhisme, mais partagées par la plupart des écoles philosophiques de l'époque.

Le Bouddha admettait l’existence du saṃsāra, mais recentrait le problème, non pas sur la sortie du cycle des renaissances, mais sur l'extinction de la souffrance, dukkha.

Par la négation du soi individuel et du soi universel, il réfutait du même coup la solution proposée par le brahmanisme, la fusion de l'ātman-brahman, illusoire pour le peuple, car réservée à la caste dirigeante.

Dans ce contexte philosophique et religieux foisonnant d’une société indienne en pleine évolution, le bouddhisme est ainsi apparu comme un mouvement avant-gardiste, voire révolutionnaire, non pas une révolution sociale violente, mais une révolution culturelle pacifique.

Il a abordé la question existentielle humaine de façon pragmatique et humaniste, en conférant à l’homme, et non plus aux dieux, le statut d’acteur responsable de sa propre libération.   

 

                                                                                               14 Février 2021

                                                                                               Trinh Dinh Hy

                                  

                                   Bibliographie

1) Introduction - L'arrière-plan du bouddhisme p.

Richard Gombrich

in Le monde du bouddhisme (The World of Buddhism)

Richard Gombrich & Heinz Bechert

Thames & Hudson Ltd, Londres, 1984

2) La philosophie hindoue p.86

G. Chemparathy

in Histoire universelle des philosophies et des philosophes

(De verbeelding van het denken)

Jan Bor, Errit Petersma, Jelle Kingma

Flammarion, Paris, 1997

3) Les philosophies de l'Inde

Heinrich Zimmer

Payot & Rivages, Paris, 1953, 1985, 1997