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Institut Bouddhique Truc Lâm - Trúc Lâm Thiền viện
Colloque sur "Bouddhisme et culture" & Hội thảo về "Đạo Phật và văn hóa" 05/06/2016

Le bouddhisme dans la littérature populaire
du Viet Nam

Nguyễn Dư
Traduit du Vietnamien par Georges Nguyễn Cao Đức

" Dans les méandres du vietnamien et du français
Recherchons et éclairons simplement pour le plaisir"

Nos convions le lecteur à parcourir le jardin des écrits populaires du Viet Nam, et à découvrir le bouddhisme à travers la vie des gens d'antan.

* * *

I – Le bouddhisme dans les dictons et les chants populaires

De tout temps, se vêtir et se nourrir ont constitué le souci quotidien principal de notre peuple.

"La religion ne s'aborde qu'une fois la faim calmée
La faim pousse à manger à la dérobée, la misère à faire des bêtises"

Sujets de haute volée, la foi et l'éducation ne peuvent être abordés sans avoir le ventre rempli.

"Rassasié, on écoute Bouddha, affamé, on écoute les esprits"

Les gens du peuple ont le "Bụt" (prononcer "boutte"; en sanskrit "buddha", en chinois "fó") pour le soutenir. Bụt est connu pour sa bonté, sa mesure, et l'aide qu'Il donne à tout un chacun. Ce n'est qu'une fois vêtu et ayant sa faim satisfaite que l'on pourra espérer devenir aussi bon que Bụt . L'inverse nous mènerait à l'instinct de calcul et au manque de conscience. De qui vit dans l'honnêteté, sans injures ni disputes graves, le voisinage de son village dira
qu'"il est bon comme le Bụt" et le complimentera.

La notion de l'ordre dans la société féodale est issue du confucianisme. Au sommet se situe la Maison royale, en dessous sont les mandarins, et enfin au dessous de ces derniers est le reste du peuple.

Les mandarins sont "versés dans l'étude et le polissage des textes classiques ", et ont été lauréats des concours triennaux du mandarinat. A des notes excellentes à un concours correspondent des postes élevés en grade, et "sur un lauréat d'un concours mandarinal l'ensemble de sa famille peut s'appuyer" , et sa vie quotidienne en devient ainsi améliorée. Echouer à un concours mandarinal oblige à étudier encore mieux les textes classiques. Mais si la réussite échappe définitivement au candidat, il lui faut tout abandonner et entamer alors une vie de travail avec pour seul capital son savoir accumulé, pour se retrouver maître ou professeur au sein du menu peuple: maître en divination et chiromancie, ou en médecine des plantes, ou en cérémonies rituelles.

Le pouvoir du roi n'a pas de limite. A sa mansuétude correspondra la vie sauve, à sa sévérité correspondra la mort. Tout dans le royaume appartient au roi. Tout…à l'exception de la pagode du village, car:

"Au Roi la terre, au village la pagode, à Bouddha le paysage".

Personne ne pourra empêcher le roi de faire ce qui lui plaît, mais il ne pourra toucher à la pagode d'un village, où le culte de Bouddha est célébré par les gens du peuple.
A part la pagode elle-même, le paysage l'environnant appartient à tous, et nul ne pourra s'approprier cette nature, qu'il soit le roi ou qu'il soit du peuple, car il en est ainsi. L'espace naturel relève en effet de Bouddha. Ainsi, et en décrivant le paysage de la Pagode des Parfums au Nord du Viet Nam, Chu Manh Trinh a-t-il commencé par ces mots :

"Le paysage relevant de Bouddha…"

Bouddha apporte son assistance et son aide à tous. Ce qui est à Bouddha est considéré comme appartenant à tout le monde. De même, et dans les récits anciens, durant les périodes de guerre et de troubles entraînant la société dans le chaos, Bouddha est–il assimilé à un ange par le peuple.

L'ouvrage "Les réflexions de Thánh Tông" inclut le récit suivant: "La dispute des deux Bouddhas " (1). Dans une pagode, lors d'une grande inondation, il y avait deux statues de Bouddha faites de terre et de bois qui se disputaient et se critiquaient. Voyant l'altercation, Sakyamouni apparut, titubant, avec une gourde de vin à la main, et les réprimanda en leur reprochant de n'avoir conservé que leur apparence de terre et de bois, pendant qu'ils se gorgeaient en réalité de l'existence-même de la vie du peuple. Ivre, Sakyamouni eut des paroles sévères contre les deux Bouddha de bois et de terre. Le bouddhisme était totalement sens dessus dessous, la société tombait en déliquescence, et les mandarins tout comme les religieux n'observaient plus les règles d'antan. Les villageois n'observaient plus le respect pour les religieux, et utilisaient le vocable de "frère" pour nommer Bouddha, à l'approche d'une pagode.Dès lors, nul étonnement devant des gens s'invitant à la pagode dans un but autre :

"Bien assis sur la natte étalée,
Une cithare dans les mains et des poèmes à la bouche,
Nous sommes venus à la pagode"

La pagode, lieu du culte de Bouddha devient ainsi un lieu de rencontres, de distraction, de plaisir musical. La pagode accueille en sus d'autres divinités, afin de s'attirer des fidèles de tout horizon:

"En allant à la pagode vénérer Sakyamouni,
Je peux également vénérer le maître des Trois Mondes, et le père l'Empereur de Jade"

Dans cette optique, les gens chuchotent ce commentaire:

En volant, en extorquant, on devient Bouddha ou Immortel
En allant au monastère, à la pagode, on devient handicapé, hémiplégique

Et chacun de murmurer

" Quand on va avec le Bouddha, on porte une robe de safran; quand on va avec les fantômes, on s’habille en papier ".

Aussi faut-il se méfier des gens ayant

"Le Bouddha à la bouche, le serpent dans le cœur ".

La période la plus sombre, une vraie impasse, fut celle de la période coloniale française. Auparavant, le bouddhisme n'était en butte qu'aux pressions et empiètements des doctrines de Confucius et de Lao Tseu. Mais là, tant Bouddha que Confucius ou Lao Tseu ont été victimes du christianisme cherchant à les rejeter dans l'ombre. Le bouddhisme est alors dans une situation pénible, car "A trois gaillards contre un, si ce dernier n’est pas borgne, il sera estropié ".
Il existe bien des chants moquant les fausses vertus des bonzes:

Le premier de l’an, un bonze alla à la pagode,
Une fille au corsage rouge lui jeta un sort.
Le bonze tomba éperdument malade d’amour
A se rouler par terre, jusqu’à perdre ce qui lui restait de cheveux.

Il n'y a pas de fumée sans feu,
Tant que le Bouddha trône, quelle poule oserait lui picorer les yeux!

et les enfants, allant dans le sens des adultes, d'énoncer:

Ô Boddhisatva, savonnier!
Le bonze et la religieuse se trouvent bien enroulés ensemble.

nouveaux chants populaires sont apparus, propagés par l'usage:

Alors que la bouche psalmodie Bouddha,
Le ventre lui, contient trois paniers de poignards.

Le poignard (dao găm) est une arme des soldats français, contenue dans une gaine en cuir fixée sur la ceinture du pantalon. Le mot găm est la déformation en vietnamien du mot français 'gaine'. Oger l'appelle, lui, le poignard du dos car fixé au dos (2).

Vũ Ngọc Phan dans ses recherches a trouvé quelques lignes illustrant un sentiment anti-religieux du peuple:

"L'oiseau mange de l'avocat;
Qui a fait de la sorte, que le bonze soit mis aux fers?
Le bonze use de paroles évocatives,
Je prie les autorités de faire enchaîner ce bonze" (3).

Ce chant populaire étonne, car il n' y avait pas d'avocatier dans notre pays. Seul y existe le "nu" (prononcer "nou", terminologie du Centre) qui n'est pas un fruit, mais la teinte brun foncé, nommé également le "nâu". " Cà riềng" (terminologie du Sud) signifie des paroles évocatives car rabâchées avec une volonté de créer un trouble (4). Cà riềng est possiblement la déformation phonétique du français caresser ; dans cette langue, caresser signifie – en paroles ou en gestes – user de termes ou gestes doux, lascifs. Ce chant populaire provenant du Centre et du Sud du Viet Nam parlerait donc d'un bonze qui se voit condamné à être enchaîné, ayant fait des avances à une jeune femme. Mais une telle peine pour de simples avances ? Et qui était le bonze? Bồ nu est le fruit de quelle plante en réalité? De prime abord, il est fort difficile d'y répondre.
Heureusement, l'ouvrage "Six histoires–poésie en écriture démotique, début du 20è siècle", édité en 1930 à Hà Nôi, nous éclaire en relatant la même histoire.

"L'oiseau mange de l'avocat;
Qui a fait de la sorte, que le bonze soit mis aux fers?
Le bonze a un langage de maison particulière,
Je prie les autorités de faire enchaîner ce bonze" (5).

Dans ce cas-ci, deuxième version d'un même chant populaire, le mot ‘avocat' est inchangé, mais son écriture vietnamienne est modifiée, Bồ nu devenant bồ nâu. Pour sa part, Cà riềng est devenu pour sa part nhà riêng. Bồ nâu et nhà riêng… tout cela reste encore bien difficile à comprendre. Que voulait dire l'auteur? Pour s'y retrouver, il faut en fait se le faire expliquer en langage issu de l'écriture démotique vietnamienne, le nôm.
1) "bồ nâu": "bồ" s'écrit de la même manière que "Bồ", qui est une partie du nom du Portugal en vietnamien: Bồ Đào Nha

Dans son livre, le docteur Hocquard a raconté sa visite en 1884 à l'abbé Girod, dans son diocèse de Nam Định. A cette époque "le Tonkin ne produisait pas de vin rouge – appelé "vang" en vietnamien actuel – et la vigne n'y poussait qu'à l'état sauvage avec un goût trop aigre et une saveur tout à fait quelconque". Chaque année, quelqu'un envoyait de Hong Kong du vin rouge pour que l'abbé puisse avoir du vin de messe . A Kẻ Sở, l'évêque Puginier avait fait pousser du blé et de la vigne à partir de plants apportés d'Europe. Le blé avait plutôt bien poussé, mais le raisin obtenu était, lui, de piètre qualité. (6). Tant la vigne que le vin avaient été introduits en Chine par les missionnaires et marchands portugais. La langue chinoise a donné le nom de bồ ou de bồ đào au raisin car venant du Portugal (Bồ Đào Nha en vietnamien), et le nom de bồ đào mĩ tửu au vin issu du raisin , selon Đào Duy Anh et Thiều Chửu.

Par la suite, et imitant les Chinois, la littérature populaire vietnamienne a utilisé le mot bồ pour désigner le raisin. Le fruit bồ nâu ou bồ nu n'est donc que le raisin de couleur brun foncé, dans la réalité couleur allant du rouge foncé au violet.

2) Le bonze mis aux fers: au temps du protectorat français, les religieux de confession chrétienne étaient appelés en vietnamien "thầy dòng". Ceux de confession bouddhiste étaient appelés "thầy tu" ou encore "nhà sư". Ceux suivant l'enseignement de Lao Tseu étaient appelés "thầy pháp", ou bien "thầy cúng". Xiềng ou bien xích sont des déformations du mot français chaîne. Par conséquent, "Thầy tu mang xiềng" (littéralement, "bonze portant des chaînes"), signifie en français un prêtre bouddhiste enchaîné, et désigne donc un bonze mis aux fers, car puni, au temps de la présence coloniale française

3) Langage de maison particulière (Ăn nói nhà riêng): ce bonze a été puni pour quelle faute? Celle d'avoir usé d'un langage de maison particulière. Qu'est cette faute si étrange?

Au temps du protectorat français, le christianisme disposait d'une place privilégiée. Les autorités acceptaient les prises de position des églises, et l'Eglise chrétienne était appelée "la maison commune" par ses fidèles. S'y opposer ou adopter une attitude d'opposition pouvait alors tenir d'une "maison particulière". Il s'agit là d'un jeu de mots particulièrement affiné. Si l‘église chrétienne (la ‘maison commune') était vue par la société de l'époque comme symbolisant le positif, quelque chose de bien, alors et mécaniquement, la "maison particulière " était assimilée à quelque chose de négatif, d'erroné. Le bonze a donc commis la faute d'énoncer une erreur grossière en s'opposant à l'église chrétienne, faute entraînant sa mise aux fers, sa mise sous chaînes. Du temps des Français, nul responsable osait se frotter aux prêtres chrétiens de la "maison commune". Dans le cas évoqué dans Em thưa quan lớn đóng xiềng thầy tu (‘je prie les mandarins de faire enchaîner ce prêtre'), ledit prêtre ne peut certainement être qu'un religieux bouddhiste, un bonze.

La version du chant populaire originaire du Centre ou du Sud du Viet Nam est supérieure à celle relevée au Nord, de par sa rime (nu, tu). Le sens des deux versions de ce chant populaire se différencie quelque peu. Dans une version, le bonze a fauté en cherchant à séduire une femme; dans l'autre, le bonze a commis la faute de s'opposer au christianisme. Et selon le cas, la femme peut être aussi bien les gens du peuple que les protégés des Français.

L'ordre établi de l'ancien temps au Viet Nam fut abattu par l'autorité coloniale française. Nombre de gens abandonnèrent le bouddhisme, délaissèrent le culte des ancêtres, se firent baptiser comme chrétiens. Et les gens de se dire "En suivant le christianisme, on a du riz à manger ". Néanmoins, il y eut des gens ayant le courage d'exprimer leur "peine pour les bonzes et pour les aînés", et de critiquer aussi bien le bouddhisme que le christianisme via un texte: la "Discours funéraire d'un bonze novice et d'un curé pleurant les anciens religieux noyés lors d'un naufrage". Ce texte ironise sur le fait que tant le bonze que le curé veulent sauver l'âme des autres, mais n'arrivent même pas à sauver la leur (7).

Il est même des gens proférant des paroles fortement diffamatoires aussi bien sur le bouddhisme que sur le christianisme:

"Sư ông đăng đàn, vãi ra kia, tiểu ra đấy
Cố đạo rửa tội, cha đằng trước, sờ đằng sau".

Au sens propre :

"Le Bonze commence la cérémonie, la religieuse se place ici, le novice là bas
Durant le baptême, le curé est devant, la soeur se place derrière".

Au sens figuré (jeux de mots):

"Durant le culte, le bonze fait caca par-ci, pipi par-là
Durant le baptême, le curé pénètre par devant, attouche par derrière."

Des gens sont excédés, reprochant à ceux "respectant l'accent étranger "de courir derrière les Français:

Le Bụt de la pagode-maison n’est pas sacré, on va prier Sakyamouni dehors dans la rue.

"Bụt" désigne Bouddha, tout comme Thích Ca désigne Sakyamouni. Ces paroles sont d'une délicatesse voulue, car "Bụt" est utilisé par le menu peuple, alors que "Sakyamouni" est le nom utilisé par la classe éduquée. Et ces paroles de dénigrer le Bouddha "de chez nous" car il ne serait pas aussi sacré, aussi "bien" que le Bouddha de la rue, c'est-à-dire "de l'extérieur", autrement dit le Christ. Les gens du peuple se moquent de ces nouveaux convertis, qui veulent
Brandir une hache devant le bûcheron.
et les accusent de chercher à

Expliquer les Ecritures bouddhiques à Sakyamouni.

autrement dit d'être "plus royalistes que le roi".

* * *

II – Le bouddhisme dans les contes populaires

Bouddha apparaît régulièrement sous le nom de Bụt. Ce dernier apparaît à la douce Tấm à chaque fois que celle-ci est en butte aux brimades de la cruelle Cám et de sa mère, dans un conte. Mais finalement, c'est Tấm qui est choisie par le Roi pour devenir son épouse. Cám et sa mère paieront pour leur faute. La bonté et le bien ont raison de la cruauté et du mal

De même, Bouddha incite les gens à s'opposer à la cruauté. Il recommande à la population de planter la perche rituelle du Nouvel An devant sa maison, et d'afficher la calligraphie rituelle, afin de chasser les démons. Au début du 20è siècle, de nombreux récits chinois tels "Le Voyage en Occident"et "les Trois Royaumes" ont été traduits en vietnamien moderne.

Le Voyage en Occident , par Ngô Thừa Ân , rapporte le pèlerinage en Inde sous la dynastie chinoise des Tang du bonze Huyện Trang pour y vénérer Bouddha, voyage particulièrement semé d'embûches. A partir de faits normalement historiques, son auteur a imaginé et brodé une histoire remplie d'envoûtement, de mystère, et de magie sur les fidèles de Bouddha, de Lao Tseu, de l'Empereur de Jade (fidèles du taoïsme) , des anges, et des démons.

Les lecteurs du Voyage en Occident ont tous admiré les talents du singe Tôn Ngộ Không franchissant monts et cieux, apparaissant et disparaissant comme les génies, installant le désordre au Palais Céleste ou vainquant le royaume des démons. A force de lire les exploits de Tôn Ngộ Không mis en exergue, les lecteurs en oublient que le but du bonze a seulement été d'effectuer un pèlerinage au pays de Bouddha.

Outre ces récits d'origine chinoise, il y a également les trois récits relatifs à Quan Âm ou Kannon, Déesse (plus exactement Boddhisattva) de la Miséricorde, qu'ont été Quan Âm Thị Kính, Quan Âm Nam Hải et Quan Âm Hương Sơn, écrits et diffusés dans notre pays.

Tâchons de résumer ces 3 récits.

1 - Quan Âm Thị Kính, Déesse de la Miséricorde
Thị Kính était une fille de la famille Mãng, en Corée, et qui a été mariée à Thiện Sĩ. Un jour, ce dernier s'était assoupi en lisant. En train de coudre à côté de son mari, Thị Kính remarqua un poil poussant à l'envers au menton de son mari, et prit un couteau afin de le couper. Mais Thiện Sĩ se réveilla soudain. Voyant le couteau et croyant que sa femme avait l'intention de le tuer, il cria et appela à l'aide. Le père de Thiện Sĩ renvoya Thị Kính dans sa famille. Cette dernière, rongée par la tristesse désespérée, en vint à se travestir en homme pour fuir sa famille et entrer en religion, dans une pagode. Elle reçut le nom de baptême bouddhique de Kính Tâm (Esprit du Respect) et devint un novice

A côté de la pagode vivait une femme du nom de Thị Mầu, de caractère frivole. Dès qu'elle vit le visage de Thị Kính, elle conçut un vif attachement pour cette dernière, mais en dépit de ses efforts, ne put la conquérir. Thị Mầu eut alors une aventure avec un serviteur, pour en tomber enceinte un peu plus tard. Face aux violents reproches du voisinage, Thị Mầu rejeta la faute sur Thị Kính. Cette dernière fut battue par les voisins, et le bonze supérieur de la pagode dut intervenir pour sauver Thị Kính, pour ensuite la chasser de la pagode et l'installer sous le portail en triptique du lieu de culte.

Après son accouchement, Thị Mầu apporta le bébé à Kính Tâm, obligeant cette dernière à le garder et en prendre soin. A la mort de Kính Tâm quelques années après, et lors de la mise en bière, on découvrit que le novice était une femme, à l'effarement et la confusion de tous. Kính Tâm fut alors lavée de tout oppobre.

Thị Kính/Kính Tâm, d'une piété parfaite, devint alors la Déesse de la Miséricorde, Quan Âm Thị Kính. Cette vie de la déesse fut celle de tout le monde et ne recèle aucun mystère, et le petit peuple a mis en parallèle le sens profond du récit et la notion d'erreur, la fameuse Erreur sur Thị Kính (Oan Thị Kính)

Un certain nombre de pagodes de chez nous vénèrent l'effigie de la déesse, qui la représente avec un bébé dans les bras, celui de Thị Mầu, avec à son côté un perroquet (son mari Thiện Sĩ)

Mais qui est l'auteur de ce récit Quan Âm Thị Kính en écriture démotique vietnamienne ? D'aucuns disent que c'est l'oeuvre d'un auteur anonyme du 18è siècle. Mais selon Hoa Bằng, ce récit a été écrit par Nguyễn Cấp au début du 19è siècle, sous le règne de l'empereur Minh Mạng (8) .

De nos jours circulent encore des copies de Truyện Quan Âm Thị Kính. Ce récit a été richement annoté par Thiều Chửu qui l'a commenté sous l'angle des préceptes bouddhiques (9), et comporte quelques vers encore adulés:

Un fleuve peut encore être sondé
Mais un cœur humain, comment pourrait-on y arriver?

Ces reproches du père de Thiện Sĩ à Thị Kính disent que rien ne pourra sonder l'esprit de quelqu'un (dans ce cas-ci, la prétendue tentative de Thi Kinh de tuer son mari). Lesdits reproches ont eu leur sens modifié pour devenir un dicton bien connu  et signifiant que rien n'égalera le fait de pouvoir sauver quelqu'un, en l'occurrence le nouveau-né de Thị Mầu dans le récit:

La profondeur d’un fleuve peut encore être sondée
Mais la perfidie d’un cœur, comment pourrait-on l’évaluer?

Même si l’on construisait un stupa à 9 étages,
Cela n’égalerait point le salut d’un seul être humain.

Ce dicton composé des paroles de Thị Kính au bonze supérieur de la pagode – et non de celles du père de Thiện Sĩ à sa bru Thị Kính - montrent par ailleurs que le niveau spirituel et la foi de la novice ont dépassé ceux du bonze supérieur.

2Quan Âm Nam Hải, Déesse de la Mer du Sud
Elle a pour nom Diệu Thiện, et c'est la fille du roi Diệu Trang d'un pays nommé Hưng Lâm. Lorsqu'elle eut 16 ans, le roi son père voulut la marier, afin que le trône ait un successeur. Mais elle refusa énergiquement, désirant entrer en religion. Le roi se résigna à accepter que sa fille entrât dans les ordres à la pagode Bạch Tước, en conservant toutefois l'espoir qu'au bout d'un certain temps de vie pénible, elle reviendrait au Palais, et se marierait finalement. Contre toute attente, Diệu Thiện continua fermement de mener une vie pieuse à la pagode. Dans une violente colère, le roi ordonna d'incendier la pagode. Diệu Thiện fut ramenée au palais et forcée à se marier. Elle continua de refuser obstinément. Le roi ordonna alors la décapitation de sa fille. La lame du bourreau eut à peine le temps de s'éléver qu'elle se brisa en deux. Alors, le roi ordonna que sa fille soit étranglée. Quand elle perdit connaissance, l'âme de Diệu Thiện fut transportée par un tigre vers un lieu nommé Tùng Lâm, et put visiter les Dix Palais de l'enfer. A son réveil, Bouddha l'incita à se retirer au Mont Phổ Đà, sur l'île des Parfums (Hương đảo) dans la Mer Du Sud.

Après le supplice de Diệu Thiện, le roi tombé malade fit mander les meilleurs guérisseurs disponibles. Diệu Thiện déguisée en vieux bonze se présenta au roi et lui déclara qu'il lui fallait aller au Mont Phổ Đà, pour y obtenir des yeux et des mains humains afin d'en tirer un médicament. Triệu Chấn et Lưu Khâm furent dépêchés par le roi au Mont Phổ Đà, où Diệu Thiện leur firent don d'yeux et de mains. Rétabli, le roi accompagné de la reine allèrent au Mont Phổ Đà pour y exprimer leur reconnaissance. Là, recevant les explications et adjurations de Diệu Thiện, le roi Diệu Trang décida d'abandonner le trône et d'entrer avec la reine dans les ordres. D'une piété parfaite, Diệu Thiện est devenue un bouddha féminin, Quan Âm Nam Hải, la déesse de la Mer Du Sud.

Ce récit sur Quan Âm Nam Hải, d'origine chinoise, inclut des détails souvent étranges et fictionnels. La Déesse de la Mer Du Sud est vénérée par le monde des marins marchands.

3 – Quan Âm Hương Sơn , Déesse de la Montagne des Parfums

Le récit Quan Âm Nam Hải a été quelque peu modifié par Kiều Oánh Mậu - reçu au concours mandarinal en 1880 sous le règne de Tự Đức - pour donner l'histoire de Hương Sơn Quan Thế Âm (10). La matière des deux récits est similaire, tous deux évoquant Diệu Thiện, fille de Diệu Trang, roi d'un pays nommé Hưng Lâm. Cependant, Kiều Oánh Mậu a modifié certains détails:

- le récit se déroule cette fois ci sous la dynastie des Trần de notre pays

- lors de la strangulation, l'âme de Diệu Thiện fut transportée à la pagode Hương Tích (Pagode des Parfums), sur le mont Hương Sơn (Montagne des Parfums, non loin de Hà Nôi, chez nous)

- Diệu Thiện resta 9 ans à la pagodeHương Tích, là où existe une plante particulière: le rau sắng , avec lequel on prépare une excellente soupe, évoquée ci-dessous:

Plus on déguste le thé aux fleurs d'abricotier, mieux on l'apprécie
Plus on goûte de la soupe au rau sắng, mieux on la savoure.

Diệu Thiện a mené une vie de piété totale, et est devenue la Déesse de la Montagne des Parfums, Phật Quan Âm Hương Sơn.

La Déesse de la Mer Du Sud Quan Âm Nam Hải des marins et des cités lacustres a été vietnamisée par la plume de Kiều Oánh Mậu , devenant la Déesse de la Montagne des Parfums Quan Âm Hương Sơn des gens des plaines.

Il est à remarquer que bien qu'étant diplômé du concours mandarinal, Kiều Oánh Mậu ne pensait pas moins que:

De tout temps, les immortels, Bouddhas, saints et sages
Dans les pires difficultés demeurent inchangés.

Il est écrit que les trois religions avaient une origine commune
Sakyamouni, Confucius, Lao Tseu, les saints et les sages d’autrefois.

Son esprit large est éventuellement la raison pour laquelle il accepta tout des erreurs superstitieuses énoncées par Lao Tseu. Et finalement, le menu peuple de notre pays dispose de trois Déesses de la miséricorde: Thị Kính la Coréenne, Diệu Thiện la Chinoise, et Diệu Thiện la Vietnamienne de souche chinoise.

* * *

III – Le bouddhisme dans l'imagerie populaire

A côté des trois déesses de la miséricorde, notre peuple vénère en sus trois autres déesses qui sont la Dame Céleste, La Dame des Eaux, la Dame de la Forêt. Les non-bouddhistes peuvent facilement les confondre.

Dans l'ouvrage "Imagerie populaire vietnamienne" de Maurice Durand (11), se trouvent deux images illustrant l'histoire de la Déesse de la Montagne des Parfums.
1) la première image montre Diệu Thiện en train de balayer la pagode Bạch Tước, à la page 442. La princesse, en remplissant une tâche humble, y exprime ces deux vers en quốc ngữ (vietnamien moderne, en alphabet latin):

Dồng (rồng) thì phun nước
Hầm (hùm) thời bổ củi

qui sont en fait les pendants des deux vers originaux du récit qui, précisément, peuvent fort bien dépeindre cette image:

Et balayer la cour, nettoyer les ouvertures,
Et porter l'eau, et cueillir les légumes.
Le dragon crachant de l'eau pour nettoyer la maison
Le tigre coupant le bois, les oiseaux triant les légumes.

Durand a commis l'erreur d'attribuer l'image de la page 443 à l'histoire de la Déesse de la Mer Du Sud, version originale chinoise, alors qu'il s'agit de la version vietnamisée par Kiều Oánh Mậu sous le titre de Déesse de la Montagne des Parfums. L'image montre en effet Triệu Chấn et Lưu Khâm arrivant à Phổ Đà pour obtenir des yeux et des mains afin d'en extraire le médicament nécessaire à la guérison du roi Diệu Trang, et porte en exergue ces vers en écriture démotique:

"Yeux et mains, pour en faire médicament et onguent
Et obtenir la guérison du roi Trang promptement"

Le récit la Déesse de la Montagne des Parfums (Hương Sơn Quan Thế Âm) de Kiều Oánh Mậu ne mentionne en effet ni Triệu Chấn, ni Lưu Khâm.
2) Le deuxième image montre Diệu Thiện à la pagode Hương Tich (Pagode des Parfums). Elle est sur un siège de lotus, avec de chaque côté d'elle deux personnages nommés Kim Đồng et Ngọc Nữ (ou deux autres personnages ,Thiện Tài et Long Nữ). Le portail de la pagode porte ces mots:

Le daim présentant les fleurs,
La grue offrant des fruits.

Ici, Durand s'est trompé, car ces mots correspondent à l'histoire de Mẫu Thượng Ngàn (la Dame de la Forêt) du petit peuple et n'ont rien à voir avec l'histoire de la Déesse de la Pagode des Parfums

Ailleurs, à la page 180, Maurice Durand se trompe encore, en prenant la Quan Âm Déesse de la Miséricorde pour Mẫu Thượng Thiên (la Dame Céleste).

S'agissant de l'imagerie populaire, il existe une astuce pour ne pas se tromper: d'ordinaire, notre imagerie sacrée montre les "Dames" (Dame de la Forêt, Dame Céleste…) assises sur un siège creux ou sur un trône doré. Seul Bouddha a droit à un siège de lotus. Parfois, son siège de lotus est remplacé par l'inscription "Vạn" ( Dix mille) sur sa poitrine. Un personnage représenté assis sur un siège de lotus n'est donc en aucun cas une des "Dames" vénérées par le petit peuple.

Les images d'Oger (toujours à l'encre noire) incluent une Boddhisattva Quan Âm de la fécondité, ainsi que nombre de dessins évoquant des activités populaires en présence de bonzes, tel Nhà sư rước nước (la préparation d'une fête villageoise ), Nhà sư làm lphá ngục (Fête de la mi-Automne avec libération des âmes errantes), Nhà sư làm lễ cát đoạn (fête du Kì Yên), etc.

* * *

Arrêtons- nous ici.

Mais encore une petite seconde, si vous le voulez bien : de nos jours, que pense de Bouddha notre peuple ?

Mon Dieu, nous ne le savons pas, en vérité ! Nous n'osons pas en parler, et ne voyons que notre pays fait ériger de nombreuses pagodes bien flamboyantes avec des murs bien hauts. Nous avons beau nous en approcher et nous tordre le cou, impossible de voir le visage de Bouddha. Il est ainsi des murs qui s'écroulent même durant leur construction.

Nguyễn Dư

Docteur ès Sciences (Université de RENNES),
ancien enseignant de l’Ecole Centrale de Lyon,
spécialisé dans l’étude des coutumes du VN et de l’écriture Nôm

Références

(1)- Thánh Tông di thảo, Văn Học, 2001, pages 17 à 20.

(2)- Henri Oger, Technique du peuple annamite, Hà Nội, 1909.

(3)- Vũ Ngọc Phan, Tục ngữ và dân ca Việt Nam, Sử Học, 4è édition, 1961, page 247.

(4)- Đặng Thanh Hoà, Từ điển Phương ngữ tiếng Việt, Đà Nẵng, 2005.

(5)- 6 truyện - thơ nôm đầu thế kỷ XX, Tổng Hợp Thành Phố Hồ Chí Minh, 2006, page 73.

(6)- Docteur Hocquard, Une campagne au Tonkin, Arléa, 1999, pages 316, 358.

(7)- Trần Trung Viên, Văn đàn bảo giám, Mặc Lâm, 1969, tome II, page 219.

(8)- Cao Huy Đỉnh, Tìm hiểu tiến trình văn học dân gian Việt Nam, KHXH, 1976, page 151.

(9)- Truyện Quán Âm Thị Kính, Thiều Chửu chú giải, An Tiêm, 1995.

(10)- Kiều Oánh Mậu, Hương Sơn Quan Thế Âm chân kinh tân dịch, 1909, exemplaire recopié à la main, Bibliothèque de l'Université Yale, USA

* Remerciements au propriétaire du Quán ven đường Huỳnh Chiếu Đẳng , qui autorise tout le monde à utiliser les livres de la bibliothèque de son établissement

(11)- Maurice Durand, Imagerie populaire vietnamienne, École française d'Extrême-Orient, 2011, pages 422, 443, 178, 180.